Un central téléphonique d’importance stratégique
L’information est l’une des clefs du pouvoir. C’est, pour un acteur étatique, une donnée sensible qu’il convient de protéger. Aussi, à une époque où l’essentiel des communications passait par de longs câbles téléphoniques interurbains, il est logique d’avoir voulu abriter les centres d’émission et d’amplification des signaux pour éviter que n’importe qui puisse se brancher n’importe où. De même, lorsqu’il fallait choisir entre câbles aériens ou câbles enterrés, les différentes administrations qui se sont succédé à la défense nationale ont toujours fait pression pour enterrer les câbles.
L’abri Saint-Amand, ou Centre GABRIEL, est l’exemple type de ces lieux névralgiques. Avant la dernière guerre, il s’agissait d’un centre d’amplification des lignes souterraines grande-distance qui assurait notamment les communications PARIS-STRASBOURG et PARIS-METZ, ces lignes étaient donc capitales pour la communication avec les villes de l’est et la ligne Maginot. Après-guerre, c’est secrètement que se développe l’un des points les plus sensibles de Paris, centralisant les communications ministérielles, militaires ainsi que les communications OTAN. C’est cette histoire qui est longtemps restée secrète, que j’ai cherché à démêler ici. La déclassification de certaines archives permet aujourd’hui de comprendre l’importance de cet abri resté discret même parmi les cataphiles qui s’y sont aventurés.
L’abri de défense passive
Pour comprendre l’intérêt stratégique de ce bâtiment, il faut remonter jusqu’en 1937 1 où de gros travaux débutent sur la parcelle correspondant à l’abri. Le projet est conduit en accord avec le service du Génie sous la direction du Ministère des P.T.T.
À cette période où la défense passive est dans tous les esprits, le ministère des P.T.T. par des crédits spéciaux de la Défense Nationale2 lance la construction d’un abri sur trois étages afin de protéger la station d’amplification placée dans les superstructures du bâtiment. Un central téléphonique bétonné est donc construit à 16m sous terre dans un secret total, son emprise ne sera même pas notée sur les planches de l’inspection générale des carrières malgré la profondeur de la construction en zone de carrière souterraine.
L’année 1939 voit donc la mise en service de cet abri ainsi que la descente des stations relais d’amplification des lignes grandes distances servant notamment aux communications de l’armée. Il est compliqué de savoir à quoi ressemblait ce premier abri. Pendant la guerre, une photographie de la propagande allemande montre déjà la même porte blindée d’accès depuis la galerie technique que nous connaissons.
Le deuxième sous-sol était alors occupé par le «central Luftwaffe» servant aux communications de l’armée de l’air allemande et à la transmissions des ordres entre Berlin et Paris. Enfin, à la libération de Paris, il est dit dans différentes sources et notamment dans le livre Paris Brûle-t-il que les Allemands avaient piégé le central et fait sauté les installations pour éviter qu’elles puissent resservir aux alliés. Heureusement, plusieurs centaines de kg de charge n’ont pas explosé et ont pu être neutralisées.
Après la guerre, le rôle secret de ce central téléphonique ne disparaît pas, au contraire. La Direction Générale des Communications (D.G.C.) qui gère depuis 1941 le réseau téléphonique français fait l’acquisition de la totalité de la parcelle pour la construction du nouveau central téléphonique interurbain Saint-Lambert. Il s’agit d’un central téléphonique enterré, lui aussi, à une vingtaine de mètres de profondeur et qui jouxte l’ancien abri. Du côté de Saint-Amand, les sous-sols sont délaissés par l’administration des P.T.T. juste après la guerre et c’est avec l’intervention de l’armée qui a besoin d’un central protégé que des travaux vont être entrepris à la fin des années 40.
La naissance d’un secret national
Le projet d’installer un central «interministériel» secret semble débuter dès janvier 1949. Il s’agit tout d’abord d’un central téléphonique et télégraphique manuel desservant le Ministère de la Défense Nationale, les ministères militaires et le ministère de l’Intérieur de sorte à assurer la pérennité des communications en toutes circonstances avec le reste de la France.
Pour cela, l’armée va donc choisir le central Saint-Amand qui a l’avantage de descendre sur trois étages de sous-sol jusqu’à 16m de profondeur environ. Initialement, il avait été aménagé pour déplacer les répéteurs installés dans les superstructures en temps de paix.3 Il s’est cependant vu délaissé rapidement après la guerre, notamment du fait des coûts d’entretien jugés trop élevés pour cet abri relativement vide.
Ce projet est mis en chantier assez rapidement : en 1951, il est demandé de désigner un officier qualifié du Groupe Régional d’Exploitation des Transmissions (G.R.E.T./1) comme chef de poste du Central qui est en cours d’installation. Comme celui-ci est destiné à se trouver dans des bâtiments appartenant aux P.T.T., il est décidé de créer une convention fixant le caractère de «Central Militaire de Sécurité» et le rôle de chacun des personnels intéressés4.
À cette occasion, on décide de rendre habitable le sous-sol afin de pouvoir y vivre en autarcie en cas d’attaque prolongée. De plus, les alvéoles de l’abri qui seront affectées à la Défense Nationale sont aménagées par les P.T.T. de sorte à profiter de leur savoir-faire dans le domaine. Dans un premier temps, seul le 1er sous-sol est concerné par l’occupation militaire.
Un premier projet de convention est présenté le 20 décembre 1952 au ministère des P.T.T5. Elle sera beaucoup débattue pour savoir qui de l’administration militaire ou de celle des P.T.T. devait payer l’entretien des matériels et des diverses redevances, considérant que l’abri avait été initialement construit sur les budgets de la Défense Nationale et non celui des P.T.T. De plus, les points de vue divergent entre les deux administrations. En effet, l’autorité militaire tend à rendre nécessaire, y compris en temps de paix, l’existence de centraux téléphoniques réservés à ses seuls services, les P.T.T. préférant une unification sous sa tutelle de l’ensemble des moyens de communication. Ce litige ne sera résolu définitivement qu’en 1960, bien que les locaux soient occupés par l’armée depuis le 1er octobre 1955. La convention finale prévoit que les P.T.T. se chargent des dépenses de fonctionnement des installations de climatisation, d’éclairage, de la fourniture d’énergie électrique, d’eau et d’air comprimé. En échange de quoi, le Ministre des Armée «TERRE» s’engage à verser au 3ème bureau une indemnité d’occupation de sorte qu’elle soit ensuite remise au budget annexe des P.T.T.
Dans le même temps, il est décidé de l’affectation de certaines alvéoles du 2e puis du 3e sous-sol de l’abri aux services météorologiques de l’armée. Le rôle de ce service est d’assurer que les conditions météorologiques soient cohérentes avec les activités militaires, notamment pour la marine ou l’artillerie ou bien, on peut le penser, celui en lien avec les essais nucléaires dès 19606,7.
L’un des lieux les plus sensibles de Paris
Du point de vue stratégique, il convient de noter qu’à partir de l’installation du central Saint-Amand, le lieu devient d’une importance stratégique considérable. En effet il va reprendre le rôle de central Télégraphique et Téléphonique militaire qu’avait auparavant le central enterré Latour-Maubourg (dit «central B»). Saint-Amand reprend ainsi, en lien avec le central de la 1ere Région Militaire, l’ensemble des opérations de routage des communications télégraphiques de l’armée, des ministères, des services de renseignement et de l’OTAN. Cela en fait l’un des lieux secrets les plus sensibles de Paris8.
En 1959, le lieu est nommé pour la première fois «Centre technique GABRIEL» dans un courrier indiquant la nécessité de créer des infrastructures pour le séjour du personnel dont des dortoirs au 2e sous-sol en cas d’alerte prolongée9. Une salle de repos sera finalement aménagée en 1962.
Cette appellation de Centre GABRIEL sera celle employée par l’armée à partir de cette époque. Ainsi, en 1960, il comprend :
- Un central téléphonique interurbain
- Le répéteur militaire de Paris où aboutissent l’ensemble des câbles concédés aux militaires
- Un central télégraphique
- Une salle d’exploitation télégraphique
- L’ensemble des appareils assurent la liaison B.L.I. PARIS-ALGER
- L’ensemble des appareils assurent la liaison B.L.I. PARIS-REGAN
- Les ensembles de télécommande des grands centres d’émission (VERNON) et de réception (FAVIERES) de l’administration centrale (télécommande filaire par télégraphie harmonique et télécommande de secours par voie hertzienne)10
En 1961, un projet de nouvel accès au C.T. Gabriel est soumis au ministre des Armées qui n’approuve pas, dans un premier temps, cette idée. L’une des raisons est notamment de «ne pas attirer l’attention sur l’existence d’un organisme militaire qui, pour le moment, passe inaperçu du fait de sa situation dans un centre P. et T.»11. Il est intéressant de constater les raisons impérieuses de discrétion concernant chacune des opérations liées à ce lieu.
De plus, il est convenu de déplacer des éléments du Commissaire Militaire des Réseaux ainsi que du NALLA, qui sont des éléments des centres de transmission de l’OTAN dans l’enceinte de l’abri de sorte à les protéger en cas d’attaque.
En 1963, une nouvelle étape est franchie avec la décision du transfert du centre de relais à bandes qui se trouvait auparavant au central du Ministère des Armées «GUERRE» (MA/G), faisant du C.T. Gabriel un véritable poste de transmission. Après étude, il convient cependant de noter que Gabriel ne se substituera pas au centre Saint Dominique (dit «central A») qui conserve les liaisons interarmées et en particulier la gestion/régulation du chiffre. Les liaisons de Saint Dominique passent cependant par GABRIEL lors du routage des transmissions. Cette décision sera entérinée par le ministre des Armées en 1965 et aura la répartition suivante : 12,13,14
Liaisons transférées à GABRIEL :
- 1ere R.M. (PARIS-Invalides)
- 2e R.M. (LILLE)
- 3e R.M. (RENNES)
- 4e R.M. (BORDEAUX)
- 5e R.M. (TOULOUSE)
- 6e R.M. (METZ)
- 7e R.M. (DIJON)
- 8e R.M. (LYON)
- 9e R.M. (MARSEILLES)
- 9e R.M. (MARSEILLES – liaison BLU-ELMUX)
- 10e R.M. (TOURS)
- F.F.A. (BADEN)
- F.F.A. (BADEN – liaison R.T.T.Y.)
- Etat-major de l’AIR (liaison «CLAIR»)
- Etat-major de la MARINE (liaison «CLAIR»)
Liaisons maintenues AU C.T. MA/G :
- C.E.M.O. (IN ECKER)
- C.I.E.S. (COLOMB BECHAR)
- D.R.M.E
- C.O.D.A. (TAVERNY) (Cette liaison sera maintenue au CT. MA/G jusqu’à nouvel ordre, cependant l’emplacement correspondant devra être prévu dans la salle de relais par bandes du centre GABRIEL)
Liaisons à créer :
- 2CT MA/G – Centre de relais par bandes
- 1 atelier CHIFFRE MA/G – Centre de relais par bandes
- 1 centre de relais par bandes – Salle du commutateur télégraphique15
Afin de permettre de répondre au mieux à ses nouvelles prérogatives en cas de crise, un nouveau groupe électrogène de secours de 60 KVA est installé en remplacement du précédent de 20KVA.
La multiplication des équipements amène aussi à une réflexion sur la réorganisation du centre. L’armée, désormais établie dans les trois sous-sols de l’abri va chercher un équilibre entre les installations techniques et les locaux du personnel16. Un ascenseur est même installé pour faciliter l’accès matériel et humain.
En 1966, c’est le central télégraphique du ministère de l’Intérieur qui est relié au centre Gabriel17.
En 1967 a lieu une grande visite en présence de membres du Ministère de l’Intérieur, du Ministère des Armées, du Ministère des P. et T. et de la Préfecture de Police de Paris. À cette occasion, il est rappelé l’importance stratégique du lieu, aussi bien dans les étages du bâtiment que dans ses sous-sols fortifiés. Entre 130 et 190 techniciens assurent en continue le fonctionnement des centraux téléphoniques et télégraphiques.
Il faut noter que parmi les vulnérabilités évoquées lors de cette visite, la possibilité d’accès aux câbles par les galeries est envisagée mais réduite par la présence de portes métalliques à différents endroits.
De son côté le 1er sous-sol de l’abri est protégé par la présence des superstructures à son aplomb mais aussi et surtout par une dalle de 3m d’épaisseur de béton qui le sépare du rez-de-chaussée.
De plus 15 à 20 gendarmes mobiles sont appelés à remplir la mission de surveillance des accès y compris des galeries souterraines18. Cet effectif sera ramené à la hausse en 1968 à la suite d’un ordre de renforcement et protection des centres de transmissions ministériels en cas de crise et qui cite notamment le renforcement du personnel de sécurité et du personnel d’exploitation des centres M.A.G., CENTRAL B, GABRIEL et LEVALLOIS19.
Il s’agit de l’année la plus récente pour laquelle les recherches ont été possibles, le reste des sources étant encore classifié. Cependant l’étude de l’état de l’abri en lui-même suggère que le centre GABRIEL a été en service au moins jusqu’au début des années 2000. Après cela, la présence importante d’amiante dans les locaux couplée à la désuétude du télégraphe et des lignes téléphoniques filaires, ainsi que la privatisation de France-Télécom et la vente de la parcelle ont conduit au déménagement des installations. L’abri est alors tombé dans l’oubli jusqu’à son ouverture et exploration par les cataphiles.
Lexiques des abréviations militaires
G.R.E.T./1 : Groupe Régional d’Exploitation des Transmissions
S.T.I.E.T. : Service Technique des Installations et de l’Exploitation des Transmissions
P.F.A.T. : Personnel Force Armée TERRE
E.M.F.A.G. : État-Major Forces-Armées «Guerre»
S.T.T. : Section technique des Transmissions
B.L.I. : Bande Latérale indépendante
Centre M.A/G. : Ministère des Armées/Guerre
Sources principales
- Lettre du Ministre des Postes, Télégraphes et Téléphones à Monsieur le Ministre de l’Education Nationale, Beaux Arts et Bâtiments civils datée du 5 avril 1937 – Archives Nationales – Côte F21 6553 ↩︎
- Courrier du Général de Corps d’Armée, Chef d’Etat-Major Général des Forces Armées «Guerre» à Monsieur le secrétaire d’Etat aux Forces Armées «Guerre» – SHD – Côte GR 21 T 32 ↩︎
- Courrier du 29 janvier 1949 du Général, Commandant Supérieur des Transmissions de l’armée de Terre à Monsieur le Général de Corps d’Armée Chef d’Etat-Major Général des Forces Armée «Guerre» – SHD – Côte GR 21 T 32 ↩︎
- Courrier du Commandement Supérieur des Transmissions au Général, Commandant les Transmissions de la 1ère R.M. – SHD – Côte GR 21 T ↩︎
- Courrier du Colonel, Commandant Supérieur des transmissions de l’Armée de Terre à Monsieur le Ministre des Postes, Télégraphes et Téléphones – SHD – Côte GR 21 T 32 ↩︎
- Avis de la S.T.T. du 3 décembre 1954 sur les locaux du centre protégé de Paris (Saint-Amand) – SHD – Côte GR 21 T 32 ↩︎
- Courrier du Ministre des Travaux Publics, du Logement et de la Reconstruction à Monsieur le Ministre de la Défense Nationale, Etat Major des Forces Armées, Division TRANSMISSION ET CHIFFRE – SHD – Côte GR 21 T 32 ↩︎
- Schéma du réseau télégraphique national avant et après réorganisation daté du 27 septembre 1955 – SHD – Côte GR 21 T 32 ↩︎
- Note du Service de la Surveillance de l’Application du Droit du Travail à l’attention de la Direction des Transmissions – SHD – Côte GR 21 T 32 ↩︎
- Fiche concernant le centre de transmission de sécurité installé dans les sous-sols du centre d’amplification des P.T.T. de PARIS – SAINT-AMAND – SHD – Côte GR 21 T 32 ↩︎
- Courrier du Ministre des Armées à Monsieur le général commandant et directeur des transmissions de la 1ere région militaire. – SHD – Côte GR 21 T 32 ↩︎
- Courrier du Colonel, Inspecteur central des réseaux à Monsieur le ministre des armées, Direction centrale des transmissions. – SHD – Côte GR 21 T 32 ↩︎
- Décision du Ministre des Armées sur le transfert au centre GABRIEL du centre de relais à bande actuellement en service au centre de transmissions du ministère des armées/Guerre – SHD – Côte GR 21 T 32 ↩︎
- Fiche de la direction centrale des transmissions à l’attention du BUREAU E sur le transfert du centre de relais par bande du CT/MAG à GABRIEL- SHD – Côte GR 21 T 32 ↩︎
- Décision du ministre des armées adressée à Monsieur le général commandant et directeur de l’exploitation des transmissions de l’armée de terre – SHD – Côte GR 21 T 32 ↩︎
- Courrier du chef de transmissions «GABRIEL» à Monsieur le Chef de Bataillon, Officier Supérieur Adjoint Exploitation – SHD – Côte GR 21 T 32 ↩︎
- Décision du Général, Commandant et directeur de l’exploitation des transmissions de l’armée de terre à Monsieur le chef du service des transmissions du ministère de l’intérieur – SHD – Côte GR 21 T 32 ↩︎
- Fiche concernant la Visite du Centre d’amplification des L.G.D. de PARIS-SAINT-AMAND du 18 avril 1967 – Fiche datée du 24 avril 1967 – SHD – Côte GR 21 T 32 ↩︎
- Courrier du colonel, commandant et directeur de l’exploitation des transmissions de l’armée de terre à Monsieur le Ministre des armées, direction centrale des transmissions concernant le renforcement et protection des centres de transmissions ministériels en cas de crise – SHD – Côte GR 21 Te ↩︎
Autres sources ayant servi à l’écriture de cet article :
- Les cahiers de la FNARH n°103, 2007 « Les câbles souterrains à grande distance de 1919 à 1939»
- https://telecommunications.monsite-orange.fr/page-5d891cfe22153.html
- Renseignements fournis par le général Koenig à la demande d’Adrien Dansette – archives nationales – 72AJ/61 Dossier n° 2
- https://www.aassdn.org/ECOUTES.pdf
Remerciements
- Rafaela pour les recherches aux Archives Nationales complétant les documents du S.H.D.
- Pinson pour la relecture et les conseils d’écriture