L’effondrement de la rue d’Enfer en 1774

de Fourcy rue d'Enfer

En décembre 1774, l’effondrement d’une partie de la rue d’Enfer causa l’effroi parmi les habitants des faubourgs sud de Paris. L’urbanisation croissante autour de la ville avait en effet conduit depuis quelques décennies les Parisiens à se rapprocher de la plaine. Il était connu depuis longtemps que d’anciennes exploitations sous-minaient ces terrains et elles étaient la préoccupation de nombreuses administrations de l’ancien régime. Si jusqu’alors, ces effondrements de carrières, nommés fontis, arrivaient çà et là dans la plaine, dans des endroits peu urbanisés, c’est cette fois-ci une rue habitée qui est touchée.

Cet évènement est important car fondateur de ce qui deviendra l’Inspection Générale des Carrières (IGC), or le grand fontis de la rue d’Enfer de 1774 est encore un évènement peu connu. Guillaumot, dans son ouvrage « Mémoire sur les travaux ordonnés dans les carrières sous Paris et plaines adjacentes » de 1797, indiquait déjà qu’un « effondrement subit et considérable, […], jeta les premières semences d’inquiétudes sur l’état où pouvaient se trouver ces anciennes carrières ».

Récit de l’effondrement de la rue d’Enfer

Le 18 décembre 1774

Dès les premières lueurs du matin, André Denis, Architecte et Voyer de la Varenne du Louvre, prit la route pour une inspection sur la route d’Orléans, située entre la barrière Saint Michel et le nouveau boulevard. En effet, le sieur Denis avait été averti d’un effondrement important s’étant produit ce jour-là. En arrivant sur les lieux, un large trou, reconnu tout de suite par Denis comme en lien avec une carrière et dont la profondeur est alors estimée à près de 40 pieds (~13 mètres). Ce trou avait été couvert de planches et entouré de pierres afin d’en protéger l’accès comme il était de coutume lors de ce genre d’incidents.

Il s’était formé face à la maison d’un marchand d’un vin, dont l’enseigne était « au jardin Royal ». La situation se compliquait par l’apparition de fissures considérables sur la façade du marchand de vin susmentionné. Lors de son enquête auprès des riverains, un certain Valton, carrier lui même, lui confia que son père, âgé de 90 ans, n’avait jamais eu connaissance de l’existence d’une carrière en ces lieux.

Le 19 décembre 1774

Le lendemain matin, accompagné du Sieur de Sainte-Croix, entrepreneur des Ponts et Chaussées, Denis retourna sur les lieux du sinistre. Ils constatèrent que le fontis s’était partiellement comblé par les terres avoisinantes. Ce glissement de terrain avait alors aggravé les fissures du bâtiment affecté. Afin de reconnaitre la carrière et d’essayer d’atteindre l’effondrement, ils se tournèrent vers un riverain nommé Chartier qui leur proposa de descendre par le puits à eau de sa propriété. La carrière, très profonde, n’avait plus d’autres accès connus. Là, à environ 24m de profondeur, ils découvrirent un réseau complexe d’exploitations souterraines avec de nombreux piliers effondrés ainsi que de nombreuses cloches de fontis prêtes à percer. Ils parcoururent les galeries vers l’ouest avant de devoir rebrousser chemin du fait des effondrements. La remontée par le puits révéla également l’existence d’une autre carrière superposée, accessible par un étroit passage dans la chemise dudit puits. Cette galerie semblait se diriger vers l’est. Le sieur Chartier, tout en leur confirmant qu’il s’agissait bien d’une carrière de niveau supérieur, leur indiqua que ce premier atelier serait peut-être plus aisément accessible depuis le puits à eau du marchand de vin.

20 décembre 1774

Toujours en quête de connaître l’étendue de ces fouilles de carrière inconnues, André Denis accompagné des sieurs de Sainte-Croix et de Chezÿ, ce dernier étant ingénieur des Ponts et Chaussées, entreprirent une nouvelle descente dans le sous-sol de la rue. Ils empruntèrent de nouveau le puits du sieur Chartier, mais furent stoppés par des éboulements survenus depuis leur dernière visite :

Malgré les obstacles, ils explorèrent une autre section via le puits du marchand de vin, là, de par une galerie se dirigeant vers le sud, ils firent face à une carrière de plus en plus fragilisée, à des piliers écrasés et, revenus en surface, à de nouvelles fissures formées dans les caves, témoignant de l’aggravation de la situation.

23 décembre 1774

Quelques jours plus tard, le libraire parisien Siméon-Prosper Hardy, dans son dictionnaire historique de la ville de Paris et de ses environs, rapporta des faits alarmants concernant le fontis. Le marchand de vin avait ainsi été contraint de déménager, probablement du fait de l’aggravation des fissures . Le Sieur de Trudaine, accompagné d’ingénieurs, avait pris la mesure de la catastrophe, envisageant des travaux de consolidation qui s’étendraient sur au moins un an. Cette intervention était cruciale pour prévenir tout effondrement futur et garantir la sécurité des parisiens.

Un puits à eau

Comment retrouver ces lieux aujourd’hui alors que tous les bâtiments ont été détruits puis reconstruits trois ou quatre fois ? Que les rues sont devenues des avenues et que les familles ont légué puis vendu leurs biens à de diverses reprises ? Il est bien possible, en étudiant les cartes de l’IGC, de définir une zone avec une forte probabilité mais qu’en est-il des lieux réels ? Quid des puits à eau ou des enseignes cités ?

Face à ces questions, un passionné va tout d’abord se tourner vers la source la plus complète, tant d’un point de vue cadastral que d’un point de vue des connaissances de l’époque relatives aux carrières : l’atlas de Fourcy. Cependant, comme pour l’actuel atlas des carrières, celui-ci reste muet, ayant été levé près de 70 ans après l’effondrement. Des puits à eau sont bien visibles mais comment savoir vers lesquels se tourner ?

Extrait de l'atlas de Fourcy centré sur la rue d'Enfer à l'emplacement de l'effondrement de 1774

On peut alors se diriger vers une source inespérée, les très lacunaires minutes de l’Atlas de Verniquet. Il s’agit d’un travail de cartographie considérable réalisé par l’équipe de géomètres dirigé par Edme Verniquet, commissaire général de la voirie de Paris. Ces géomètres ont dressé, rue par rue, une carte géométrique de la ville et de ses faubourgs.

À la base de cette carte on trouve des centaines de planches minutes indiquant les noms de propriétaire et fournissant une base géographique et historique d’une importance considérable sur une fenêtre temporelle très resserrée. Fenêtre qui correspond exactement à la période de l’effondrement de la rue d’Enfer. Et si toutes les cartes ne nous sont pas parvenues, plusieurs centaines sont aujourd’hui numérisées sur le site des bibliothèques spécialisées de la ville de Paris, dont le secteur qui nous intéresse aujourd’hui.

Emplacement des propriété du sieur Chartier et de la maison du marchand de vin où s'est produit l'effondrement de la rue d'Enfer de 1774
À gauche : superposition d’une carte de l’atlas de Fourcy et du cadastre de Verniquet. À droite : Une vue plus éloignée des deux parcelles intéressées.

En superposant les plans, on retrouve bien la demeure du dénommé « Chartier ». Nous retrouvons bien aussi son puits à eau et pouvons en déduire quelle maison a pu être touchée par l’effondrement ! Et c’est aussi là que quelques nouvelles questions se posent car, si on peut prouver que les propriétés correspondent à celles mentionnées dans les procès-verbaux du sieur Denis, les observations ne correspondent plus aujourd’hui et il semble que la carrière inférieure accessible par le puits à eau n’ait jamais été levée par l’inspection. On peut enfin noter que l’étude de l’atlas Vasserot ne met pas en évidence d’autres puits à eau dans ces mêmes parcelles ce qui consolide les hypothèses présentées ici.

Carte de l'inspection générale des carrières mettant en valeur les niveaux de carrières de second niveau et le puits du sieur Chartier

Les visites du Sieur Denis

Après avoir identifié ces différents lieux, il convient de porter une attention particulière sur les visites de la carrière effectuées par le sieur Denis. En effet, en tant que Voyer travaillant pour la capitainerie de la Varenne du Louvre, il est commun que celui-ci descende en carrière pour constater l’état des excavations et pouvoir en faire un rapport. En général, il s’agit de carrières en exploitation dont il faut vérifier que les propriétaires ou exploitants, lorsque le terrain se trouve sur le territoire des chasses du roi, respectent la législation.

Dans ce cas précis, cependant, aucune information n’est connue au préalable ni aucun plan. Le sieur Denis travaille donc à l’aveugle sur un territoire dont les accès à la carrière ne sont pas connus. L’expertise du sieur Denis le fait donc immédiatement se tourner vers les puits à eau du secteur dont il sait qu’ils sont la principale, voire la seule possibilité d’accès à ces carrières.

En plus des risques d’effondrement ou de noyade inhérents aux carrières à cette époque, il faut aussi pouvoir descendre sur une corde munie d’une barre sur laquelle s’assoir, et ce, dans un puits non prévu à cet effet au risque d’une chute. Guillaumot, dans un rapport daté de 1777 et destiné au comte d’Angiviller nous en dit ceci :

En plus du risque de chute, donc, il faut aussi se dire qu’il n’existait aucune cartographie et que le risque de se perdre était donc réel. D’autant plus avec les moyens d’éclairage de l’époque et l’instabilité du ciel de la carrière. Aussi, lorsque Denis descend dans ces carrières, il en fait la description suivante :

À la lecture de ce rapport et au vu de nos connaissances actuelles de la cartographie de la carrière, nous pouvons estimer que les trajets effectués ce jour-là correspondent à peu près à ceux-ci :

Trajets hypothétiques de la visite du Sieur Denis entre les puits du sieur Chartier et du marchand de Vin

Les suites de l’effondrement : des recherches à poursuivre…

Pour terminer cet article, comme nous savons désormais comment le fontis s’est formé et comment il a été identifié, il conviendrait de déterminer la manière dont il a été traité à une période où l’IGC n’existait pas encore. Peut-être serait-il possible de retrouver, aux archives, des plans de la carrière, levés lors des travaux de consolidation et de comblement. En effet si l’ensemble des archives de l’IGC a bien brûlé lors de l’incendie de l’hôtel de ville en 1871, les plans relevés pour le compte de la capitainerie des chasses de la Varenne du Louvre, ou bien pour l’administration des Ponts et Chaussées, dépendant du ministère des Finances sous l’Ancien régime, sont peut-être encore à découvrir.

En ouverture, nous pouvons donc nous rapporter à l’ouvrage de Messieurs Pierre-Thomas Hurtaut et L. de Magny qui nous décrit la suite des opérations :

Ces quelques lignes nous donnent un aperçu des travaux impressionnants mis en place pour combler ce fontis et rendre la voirie publique stable ainsi que des pistes qui restent à explorer pour continuer cette étude.

Il n’en demeure pas moins que cet évènement a profondément bouleversé les Parisiens et est resté dans la tradition populaire comme l’évènement fondateur de ce qui deviendra l’Inspection Générale des Carrières.


de Fourcy rue d'Enfer

Avertissement : lorsque des archives ont été transcrites, la forme du texte a été modifiée de sorte à être lisible facilement et par n’importe qui.

Sources :

  • Les procès-verbaux du sieurs Denis sont conservés aux archives nationales, à la côte Z-1q-80
  • Archives Nationales, côte O/1/1599 – Dossiers 91-116
  • Bibliothèque nationale de France. Département des manuscrits. Français 6681

Remerciements :

  • Jean Laurent pour son travail de recherche en archive et de transcription à la base de ce billet.

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