Projet d’abris en carrières à Paris, 1918


L’image du souterrain a, depuis longtemps, souvent été associée à celle du refuge, particulièrement en période de guerre. Si initialement les souterrains représentaient des lieux où se cacher – soi même ou ses ressources, les évolutions de l’artillerie amenant aux tirs d’obus de longue portée ainsi que l’apparition des bombardements aériens ont entraîné un nouvel usage de ces espaces, cette fois en tant qu’abri afin de se protéger physiquement des dangers.

Comme on peut le lire dans l’ouvrage Abris Souterrains de Paris, refuges oubliés de la Seconde Guerre mondiale de Gilles Thomas paru chez Parigramme en 2017, de très nombreux abris souterrains furent aménagés dans Paris dans le cadre de la défense passive : 250 abris étanches au gaz et plus de 40.000 abris civils. Quelques-uns furent établis dans les carrières souterraines de Paris, dont certains sont toujours accessibles et visitables1 bien que parfois en piteux état, dû à leur abandon et aux passages incessants de plusieurs générations successives de visiteurs clandestins.

Dans son premier chapitre, M. Thomas nous décrit les prémices de ce qui engendrera les décisions d’aménagements de ces abris :

Lors du siège de 1870, près de 400 Parisiens moururent sous le feu des canons prussiens. Pendant la Première Guerre mondiale, la capitale subit à nouveau des bombardements. Du 30 août 1914 au 16 septembre 1918, ces attaques tuèrent 778 personnes et en blessèrent 1820. La multiplication des menaces aériennes (Avions Taube et Gotha, mais aussi zeppelins) et terrestre (au moyen d'un grand canon stationné dans la forêt de Crépy-en-Valois, pièce de marine confondue avec la « Grosse Bertha ») incita la Ville à s’organiser pour mettre à l'abri sa population. Les arrêtés des 22 février2 et 24 juin 1918 instituèrent ainsi une « Commission supérieure pour l'examen des mesures à prendre en cas d'attaque d'aéronefs ennemis ».
Dégâts dûs aux bombardements rue Nollet, 1918, ©BNF.
Une cave à Paris pendent un raid aérien, 1918, ©BNF.

L’idée émergea donc assez naturellement d’utiliser les anciennes carrières comme abris puisque certains espaces avaient ce qui semblait être requis, à savoir superficie, profondeur et consolidations. Elle apparait d’ailleurs comme une continuité de pensée suite au précédent conflit : lors de la guerre franco-prussienne, les galeries d’anciennes carrières avaient déjà servi aux défenseurs de forts ou pour passer du ravitaillement par exemple.

Journal Le Bourguignon, 5 février 1918.

Deux fonds d’archives particuliers aux Archives de Paris : Les cotes VONC 859 et D.1S7

Dans ces cartons se trouvent des documents intéressants et assez détaillés sur le projet d’aménagement d’abris en carrières, et si certains évoquent vaguement des dates antérieures sur l’idée dudit projet, tout ne commence pour ces cotes qu’à l’été 1918. La cote VONC 859 fait partie du répertoire concernant les Travaux de Voirie3, et la cote D.1S7 de celui des Mines et Carrières4 . Si elles sont constituées principalement de rapports et d’échanges entre l’Inspection Générale des Carrières et les différents services de préfectures, on y découvre avec plaisir des interventions de quelques stars de ce début du 20ème siècle comme Adolphe Chérioux, Émile Gerards ou encore Fulgence Bienvenüe.

Protection des œuvres d’art et du patrimoine

En prenant l’ensemble de ces documents dans leur ordre chronologique, un fait est surprenant : le premier élément qui est daté du 25 juin 1918, paraissant être le déclencheur d’une nouvelle étude sur la faisabilité d’abris dans les anciennes carrières, est une lettre d’un certain Bourrelier, éditeur et ancien adjoint au maire du 6ème, à M. Lemarchand, vice-président du Conseil Municipal (fonction erronée, il n’était que secrétaire comme nous le verrons plus bas), dont le sujet ne concerne pas la mise en sécurité des civils mais celle des œuvres d’art, et qui est d’un ton disons… un peu insolent.

Dans l’en-tête et la signature, le nom « Librairie Armand Colin » remémore peut être une image à certaines personnes ayant déjà dû flâner, ou patienter pour des raisons quelconques, sur le trottoir du boulevard Saint-Michel face au numéro 103 ?

Façade du 103 boulevard Saint-Michel, © LPLT.

Quand M. Bourrelier écrit : « Et nous sommes sur les Catacombes ! », il est effectivement très bien informé. L’immeuble du 103 boulevard Saint-Michel est construit en 1913 au dessus d’une zone d’ancienne carrière exploitée à piliers tournés (masses jaunes), consolidée de piliers maçonnés (rectangles rouges) et remblayée (fond beige).

À gauche, feuille 228 de l’Atlas des Carrières, parue en 1897. Le changement du cadastre au niveau du numéro 103 ainsi que l’apparition de nouvelles consolidations occasionnées par la construction de l’immeuble en 1913 n’apparaissent donc que sur l’édition suivante de la feuille soit en 1956, à droite.

Il semble que la lettre de M. Bourrelier ait circulé dans les différentes administrations, car des courrier sont échangés à ce propos entre la Municipalité, les préfectures de Police et de la Seine, etc. Et à l’Inspection des Carrières, c’est Émile Gerards, Sous-Inspecteur Municipal, qui prendra le temps d’étudier la question et d’en faire un rapport, remettant un peu à sa place cet éditeur et ses prétentions trop illusoires à l’époque.

Protection des civils

Aucun autre document concernant la mise à l’abri des œuvres d’arts dans les anciennes carrières ne fait suite à ce rapport d’E. Gerards : ce projet semble donc être abandonné.

A.Chérioux
Adolphe Chérioux en 1914, ©BNF.

En revanche, juste après le courrier de M. Bourrelier – est-ce cette lettre qui a relancé la machine ? – la question de l’aménagement d’abris en carrières mais cette fois pour la population se pose au Conseil Municipal le 1er juillet via une proposition d’exécution de travaux faite par le vice-président . Cette fonction n’était pas celle de M. Lemarchand, comme indiqué sur la lettre de M. Bourrelier (en réalité secrétaire ainsi que l’écrit E. Gerards), mais celle d’Adolphe Chérioux.

Dans le Bulletin Municipal Officiel du 2 juillet 1918 se trouve le compte rendu de la séance :

Première étude : Service Technique des Carrières

L’IGC est donc sollicitée pour répondre à cette demande, et se mettra rapidement à la tâche, car le Service Technique des Carrières publie 10 jours plus tard, le 11 juillet, un rapport complet et détaillé signé par Tomasini. Il y évoque les considérations générales, établit une liste les emplacements utilisables, décrit la faisabilité des aménagements d’accès et leur mode d’utilisation, évalue les budgets en ayant convoqué les différents entrepreneurs pour l’établissement de devis.

La suite et fin de ce rapport qui concerne les parties dépenses et devis se trouve
en annexe à la fin de cet article.

L’administration des Carrières était à l’évidence la première concernée pour l’étude de ce projet. Cependant les accès créés et utilisés pour ce service depuis 1777 (escaliers en colimaçon ou puits à échelle pour la descente des ouvriers, et puits de service sans échelle avec treuil pour le matériel) n’étaient absolument pas adaptés à cette perspective de faire descendre du public en nombre dans un contexte d’urgence et de panique dû à des alertes de bombardements imminents. Cette question, primordiale, revint donc à une autre administration, celle du Service Technique de la Voirie et de l’Éclairage, dirigée par un Ingénieur des Ponts et Chaussées surnommé le « père du métro », le célèbre Fulgence Bienvenüe. Qui de plus adéquat pour l’étude d’aménagements sur la voie publique d’accès vers les souterrains destinés à des afflux de civils ?

Métro Madeleine, refuge en cas de raid aérien, 1918 ©BNF
Fulgence Bienvenüe à son bureau au début
du 20ème siècle ©RATP

Ce rapport de Tomasini fut donc transmis, étudié, annoté et contresigné par Bienvenüe au nom de son administration le 16 juillet (voir à la fin de la suite du rapport en annexe). Dans la liste des emplacements éventuels, certains furent annotés d’indications manuscrites : ce sont ceux qui seront choisis comme éligibles. On observe une petite croix au crayon ainsi que l’indication de la feuille de l’Atlas des Carrières correspondante. Les cinq possibilités de sites approuvés par la voirie seront donc :

  • Boulevard Lefebvre – 15ème
  • Rues de la Tour et Cortambert – 16ème
  • Rue de la Pompe, angle villa Herran – 16ème
  • Rue du Bouquet de Longchamps, villa et rue de Longchamps – 16ème
  • Palais et jardins du Trocadéro – 16ème

Il est intéressant d’observer que certains autres lieux, non sélectionnés à cette période, seront aménagés une vingtaine d’années plus tard pour la protection des Parisiens lors de la Seconde Guerre mondiale, tels les emplacements situés dans les anciennes carrières sous le Val-de-Grace, l’École de Pharmacie ou encore le lycée Montaigne. On favorisera alors la construction de larges escaliers bétonnés pour les accès et non plus des rampes en pente douce.

Seconde étude : Service Technique de la Voie Publique et de l’Éclairage

À la suite de ce rapport, une étude des cinq zones sélectionnées va donc être réalisée de façon concrète en seulement trois jours, par le Service Technique de la Voie Publique et de l’Éclairage, 6ème section. Datée du 19 juillet 1918 cette étude est accompagnées de plans précis des vides de carrière visés, des aménagements d’accès envisagés, ainsi que d’aperçus des dépenses d’éclairage.

  • Boulevard Lefebvre
La salle Raidos © Youlzz.

Situé au niveau du bastion 73 des anciennes « fortifs », ce vide de carrières est aujourd’hui toujours existant et fait partie du réseau communément appelé 15 Sud. Un nom de salle lui fut donné par les cataphiles, Raidos ou Raidos Bomb, et sa vaste étendue entraîna fréquemment la tenue de rassemblements ou fêtes dans les années 80 et 90. Au début des années 2000, de très nombreux piliers bétonnés furent construits entre les piliers de masse, ce qui changea radicalement la configuration du lieu et fit perdre l’impression d’immensité de sa surface.

  • Rues de la Tour et Cortambert
Piliers maçonnés et pilier à bras dans le réseau dit « Cortambert » © Hecate.

Ce petit réseau fut depuis remblayé sur une bonne partie de sa superficie mais les vides restants, relativement bien conservés du fait de la difficulté d’accès le préservant de dégradations éventuelles, donnent une idée de son aspect à l’époque.

  • Rue de la Pompe, angle villa Herran
Piliers maçonnés et piliers de masse sous la Villa Herran, © Suri

MàJ: Cette zone d’anciennes carrières ne fut que très peu remblayée depuis et conserve encore de très beaux volumes 6.

  • Rue du Bouquet de Longchamps, villa et rue de Longchamps
Salle Z’ dans les années 90, © Dimitri Mouton.

Situé dans le réseau du 16ème arrondissement dit « carrières de Chaillot », ce vaste espace (qui s’étendait encore un peu plus au delà du plan) ne fut quasiment pas remanié pendant près d’un siècle. Fréquenté par les visiteurs clandestins des souterrains parisiens depuis les années 80, il fut également baptisé d’un nom de salle cataphile : Z Prime. Mais ce lieu est aujourd’hui disparu, la majeure superficie de cette zone ayant été injectée vers 2015.

  • Palais et jardins du Trocadéro

On distingue sur le plan deux anciennes entrées utilisées pour l’Exposition universelle de 1900 mentionnées dans le rapport « à droite et à gauche de la fontaine ».

Destruction du Trocadéro pour la construction du Palais de Chaillot, 1935 © Henri Baranger.

Cette zone d’anciennes carrières qui avait donc été aménagée et visitée lors de l’Exposition7 a complètement disparu : elle fut décapée lors de la destruction du Trocadéro et la création du Palais de Chaillot pour l’Exposition internationale de 1937.

La fin de l’histoire n’aura pas lieu

En août, quelques courriers sont échangés entre la préfecture et F. Bienvenüe, pour éclaircir certains détails et affiner les questions de budget, dans lesquels l’impression est donnée que ces travaux vont aboutir. Pourtant, le 23 août, sans que soient présents dans ces cotes aucun élément annonciateur, le couperet tombe : les services de la Voie Publique et des Carrières reconnaissent finalement l’impossibilité du projet.

Toutefois, en septembre et début octobre, quelques courriers de relance montrent que la Commission des Abris ne souhaite visiblement pas abandonner cette étude. Mais, la chronologie de ces derniers documents s’arrêtant ici, on peut imaginer que c’est l’arrivée du mois de novembre et de la signature de l’Armistice qui amèneront à clore ce dossier.

Scène de liesse dans Paris le 11 novembre 1918, © Roger Viollet

Sources :

  1. http://ktakafka.free.fr/F_2GM_abri.htm ↩︎
  2. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65594889/f735.item ↩︎
  3. https://archives.paris.fr/_depot_ad75/_depot_arko/ead/INV0994.pdf ↩︎
  4. https://archives.paris.fr/_depot_ad75/_depot_arko/ead/NUM0248.pdf ↩︎
  5. rb.gy/41hm6n ↩︎
  6. http://suri.morkitu.org/1430-les-piliers-maconnas.html? ↩︎
  7. http://ruedeslumieres.morkitu.org/espace_photos/paris/chaillot/index_carriere.html ↩︎

Relecture : Slip, Yersi

Annexe

Suite du rapport du 11 juillet 1918.

Appendice

Dans le carton D.1S7 se trouve également un dossier concernant des échanges entre les administrations susmentionnées et cette fois l’Assistance Publique : la question de l’aménagement d’abris en carrière pour les services hospitaliers fut parallèlement abordée à cette même période. Le projet, après étude, fut abandonné rapidement, un courrier de la Direction Administrative des Travaux de Paris datant du 20 juillet notifiant de l’impossibilité de ces aménagements.

Dans le rapport du Service Technique des Carrières de cette étude se trouve un document, État indicatif faisant état des établissements de l’administration de l’Assistance Publique sous-minés par les anciennes carrières, dressé par Émile Gerards. On peut observer que le seul établissement éligible est l’hôpital Cochin. Il sera bien doté d’un abri en carrière, mais une vingtaine d’années plus tard dans le cadre de la Défense Passive.


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